chapitre extrait de l'ouvrage de Serge BOISSEAU : "UN COIN DE MEMOIRE"
LA MARINE NATIONALE

XIX

Errare Humanum Est
Il est de la nature de l'homme de se tromper
.

Noël se passa comme d'habitude en réveillonnant en ville avec les copains du quartier.
L'année 62 avait tout juste un mois, lorsque arriva l'ordre de me rendre au bureau de la Marine, le vendredi 9 février pour 15 heures. De là, ils devaient nous acheminer au Centre de Formation Maritime d'Hourtin, une petite bourgade du Médoc située au bord du lac du même nom, à une soixantaine de kilomètres de Bordeaux.
Les adieux ne furent pas trop pénibles, la famille commençait à y être habituée.
À dix-sept heures, les 2 autobus Saviem de la Marine Nationale embarquèrent une centaine de recrues, l'air très heureux de commencer à vivre une nouvelle aventure. Une épopée... qu'ils garderont dans leurs mémoires pour tout le reste de leur vie.
Aux alentours de 18 heures, lorsque les bus arrivèrent au Centre de Formation niché au beau milieu des pignadas, la nuit campagnarde l'avait déjà enveloppé de son étreinte angoissante.
À peine avions-nous sauté à terre, que des seconds maîtres nous tombèrent sur le paletot ? Une fois regroupés, ils nous dirigèrent vers des baraquements de bois brun qui nous servirons de dortoir tout au long des 39 jours de classe.
Dans ces piaules, des centaines de futurs matelots, arrivés depuis la veille des quatre coins de France, étaient déjà installés. Le temps de nous choisir une couchette et d'y déposer nos valises, un second maître Saco (fusilier marin) nous rassembla de nouveau et, en rangs d'oignons, presque au pas cadencé, nous conduisit au réfectoire pour prendre notre premier repas aux frais de l’état français. Dans cette cantine, aussi vaste qu'un terrain de football, quelque deux milles pompons rouges, composés de permanents et de bleubites (nouveaux), étaient en train de bouffer leur rata, assis autour de longues tables de bois.
Soudainement, je me sentis très heureux de retrouver cette vie collective à laquelle je m'étais habitué, depuis déjà quelques années. Une vie qui me permettait, à chaque fois, de faire la connaissance de nouveaux copains. Et, il ne fallut que l'instant d'un repas pour que se forme un petit groupe de 5 gars, amis à la vie à la mort.
Beaulieu, Bouzet, un gars de la région, dont le père, cuisinier à Bordeaux, était un ami du mien, Bourgeais, le fils d'un pompier d'Angers, Lefèvre et moi... Nous serons inséparables jusqu'à la fin des classes et même beaucoup plus longtemps avec Alain Bourgeais que je retrouverais plus tard au Québec.
À 22 heures, le son du clairon nous rappela que nous étions à l'armée. C'était l'extinction des feux. Bonne nuit ! Les copains...

Six heures du matin, cette fois-ci le clairon nous tira des bras de Morphée. Les tires-au-flanc se firent virer de leur pieu par le Second maître de1re classe Banet, notre sous-officier instructeur.
Après le petit déjeuner, toujours vêtus en civil, nous fûmes rassemblés et conduits à l'habillement.
«Une tenue d'hiver en drap bleu - une blanche d'été - un caban à boutons dorés - une cravate noire et un col marin - deux bâchis (bérets) avec deux coiffes blanches d'été - deux chemisettes de travail gris bleu et deux blanches de sortie - deux treillis de travail gris bleu - deux paires de chaussures noires (une basse et une montante) - Deux tricots à rayures - un pull bleu ras de cou - un short gris et une paire d'espadrilles pour le sport - une paire de caleçons - deux paires de chaussettes noires - un sac marin en grosse toile écrue - une petite valise métallique bleue et un bracelet en métal avec plaque d'identité vierge pouvant facilement se séparer en deux en cas de décès ».
Et voilà ! Signe là. Ton sac t'appartient...
De retour aux dortoirs, nous allions vivre ce que l'on pourrait appeler un grand moment de joie et de fierté : se vêtir de son uniforme, même si pour l'instant ce n'était que celui de travail. Mais les seuls faits d'enfiler le légendaire tricot rayé et de se coiffer du béret à pompon rouge nous donnaient un très fort sentiment d'appartenance et surtout, de devenir subitement de vrais hommes.

Maintenant nous étions des matafs, des gars de la Marine. Aussitôt, pour fixer dans le temps cet instant mémorable, notre petit groupe se fit photographier dans une tenue plutôt loufoque et ce, dans la plus grande hilarité.
L'euphorie de l'uniforme passée, une des choses les moins amusantes restait à venir ; le coiffeur. Travaillant à la chaîne, comme des tondeurs de moutons Australiens, les figaros, qui n'étaient autres que des musiciens de la fanfare, nous mirent la boule presque à zéro.
L'après-midi fut consacré à l'identification et à l'apprentissage du pliage de notre linge. À l'aide de pochoirs et de peinture blanche, on marqua notre matricule sur chaque pièce du sac. Puis, avec des burins à chiffre, je frappais sur ma plaque d'identité, mon numéro. Dorénavant, je serais le matricule 0562-2868.
Par rapport aux autres armes, la Marine était réputée pour être très strict. À lui seul, le pliage du linge en faisait la démonstration. Chaque vêtement y comprit le caban, devait être plié au carré (25 cm x 25 cm). Lors des inspections, le tout devait être placé et aligné verticalement, dans un ordre bien précis, sur une couverture pliée également aux mêmes dimensions, numéro de matricule bien en vue.

Dans la matinée du 12, nous prîmes la direction de l'infirmerie pour y subir : prise de sang, radio et vaccination antivariolique. La plus douloureuse, la TABD, celle qui vous ankylose l'épaule et qui vous donne une fièvre de cheval se fit deux semaines plus tard. Mais, nous n'étions pas au bout de nos peines de ce côté-là... Comme beaucoup de mes collègues j'avais une sainte horreur des piqûres, mais pas au point de tomber dans les pommes, comme certains...
À vrai dire, nous ne fîmes pas grand-chose durant nos classes. On prenait tout ça à la rigolade avec beaucoup de plaisir... même les corvées. Bien sûr il y avait des activités plus plaisantes que d'autres, par exemple le tir au MAS 36 ou le lancement de grenades bourrées de plâtre. D'une journée à l'autre, nous passions par toutes sortes d'épreuves ; le maniement d'arme, marche au pas cadencé, crapahutage en forêt pendant 10 kilomètres, corvée de patates, nettoyage du réfectoire et de la base. Sans oublier les inévitables chiottes... Remarquer que les seconds n'étaient pas nés de la dernière pluie,
- Qui a son permis de conduire ?
Aussitôt, des dizaines de mains se levaient.
- Parfait ! Toi, toi et toi prenez des brouettes, des balais, des pelles et en route...
La seule fois où je fus réquisitionné pour une corvée de ce genre, ce fut pour faire le tour de la base à la recherche d'une échelle double. Je la cherche encore...
Par contre, la corvée que j'avais bien aimée, si l'on peut dire, ce fut la semaine où je fis partie du peloton de garde. En plus du service à l'aubette (poste de garde à l'entrée du camp), nous paradions dans la base, au rythme de la musique militaire, juste avant de présenter les armes aux cérémonies des couleurs.
Tenue des grandes occasions sur le dos, fusil sur l'épaule, le torse bombé comme un vieux baroudeur, le cœur palpitant, le corps parcouru d'étranges sensations, je marchais aussi fièrement que si j'avais défilé sur les Champs Élysée le jour du 14 Juillet. La musique militaire m'a toujours fait ressentir une certaine émotion. Je n'y peux rien, je suis fait comme ça...
À Hourtin, j'avais retrouvé Marc Haas, le copain qui m'avait donné la piqûre de la Marine marchande. Grâce au coup de piston de certains hauts dirigeants du Club Athlétique, Bèglais, Marc avait pu rester "permanent" au Centre de Formation. Et, en tant que membre de l'équipe de hand-ball du club et surtout joueur de niveau international, il avait pris sous sa houlette l’équipe de la base.
Dans le sport militaire, la base d'Hourtin était très renommée pour son équipe de rugby à XV, dont l'entraîneur était le célèbre Bambi Moga, un ancien international et joueur du C.A.B. Un homme qui avait beaucoup de poids... au sens propre comme au sens figuré.
Du temps de sa jeunesse, mon père avait joué avec lui à Bègles et, grâce à son travail, il était resté en étroite relation avec lui et ses frères. Bambi et Fonfon étaient copropriétaires d'une des plus grandes charcuteries du marché des Capucins à Bordeaux. Quant à André, il était l'un des plus importants grossistes en fromage de la place.
Comme je faisais également parti du club de hand-ball, Marc en profita pour m'intégrer dans son équipe, le temps d'un match. Ce qui fit qu'au bout de 7 jours d'armée, j'obtenais une permission de 24 heures pour participer à cette rencontre, qui se déroulait à Bègles ? Mais je vais être franc, je n'ai jamais joué ce match. Marc avait fait ce tour de passe-passe pour me permettre de bénéficier d'une petite permission à la maison. L'occasion était trop belle.
Ainsi, je pus passer quelques heures en famille, puisque nous ne repartions que le lendemain matin à 7 heures. Le bus de la base devait nous prendre à proximité de chez nous, sur le Boulevard Jean-Jacques Bosc.
Je m'estimais vraiment chanceux par rapport aux autres recrues, car elles n'eurent droit qu'à une seule journée de sortie à Hourtin et ce, quinze jours plus tard, au moment de la remise du "ruban légendé ou bande". D'ailleurs, j'avais dû en emprunter une pour sortir. Sans cette identification, il était impossible de quitter la base.
Je suis sûr que vous vous demandez de quelle légende je parle ? Pourtant vous l'avez vu des dizaines de fois, lorsque vous croisiez des marins. Souvenez-vous! La petite bande placée autour du bâchi sur laquelle sont brodés, en lettres d'or, soit Marine Nationale, le nom du navire ou de la base. Vous y êtes ?


Le dimanche soir, 18 mars, nos classes étaient terminées. Nous devions quitter le Centre le lendemain midi, juste après la remise de nos affectations.
À ce sujet-là, tout le monde était dans le plus épais des brouillards. Nos spéculations furent presque toutes erronées. Et plus particulièrement la mienne ! Je les avais toutes imaginées, sauf celle-là. Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je vis la mienne sur ma feuille de route : Voilerie Unité Marine Alger (U.M.A) - Amirauté d'Alger - Algérie.
Aussitôt ma réaction fut de me dire qu'ils étaient complètement fous. Que pouvait donc faire la Marine en Algérie ?
Je n'avais jamais imaginé, une seule seconde, que je pouvais atterrir là-bas. Pourtant, quand on y pense deux minutes, tout le nord de l'Algérie baigne dans la Méditerranée. Pour moi, il n'y avait juste que les biffins, les paras ou les aviateurs qui risquaient de s'y retrouver.
Remarquer que ma mère, pas mal voyante sur les bords, m'avait déjà fait part de cette crainte, au moment de m'engager.
- Mais maman, c'est impossible ! On n'envoie pas les marins en Algérie...
De notre petit groupe de copains, seul Alain Bourgeais fut affecté comme cuisinier à l'Amirauté d'Alger. Poste qui, plus tard, me rendra bien service. Quant aux trois autres, ils restèrent en France.

C'est ainsi que, le 19 mars 1962, je débarquais du Centre de Formation comme Matelot Manoeuvrier B. P. (Breveté Provisoire). C'est ce que l'on appelle un Bosco, dans la Royale. Cette spécialité que l'on m'avait attribuée était tout à fait logique, puisque c'était mon métier dans la Marchande.
Avant de regagner Toulon et ensuite Marseille, où devait avoir lieu l'embarquement pour l'Algérie, j'avais eu droit, comme d'ailleurs tous mes collègues, à une semaine de permission, plus délais de route.
Mes parents furent surpris et surtout très inquiets de ce départ en Afrique du Nord. Moi, je l'étais de moins en moins car j'avais du mal à réaliser que j'allais faire mon service dans ce pays, encore en guerre contre la France.
Mon père essaya bien de jouer de ses relations en demandant à Bambi Moga d'intervenir auprès du commandant de la base d'Hourtin. Malheureusement il ne put rien faire, mon dossier était déjà parti pour l'Algérie.
Tant pis, le sort en avait décidé ainsi...
Après toutes ces années, je suis encore très heureux que les choses se soient déroulées de cette façon.
Je profitais donc au maximum de ces quelques jours de liberté pour passer toutes mes soirées avec les copains du quartier et toutes mes journées à faire mes adieux... aux copines...
Mes 7 jours de permission passèrent aussi vite que le temps des cerises.
Le 26, au soir, je prenais le Bordeaux Vintimille de 21 heures en direction de Toulon. J'étais plutôt content, car j'adorais voyager dans ce train rempli de merveilleux souvenirs.
Mon père était venu seul m'accompagner à la Gare Saint-Jean. Je n'avais pas voulu que ma mère et ma sœur Dany soient là. Je n'aime pas spécialement les scènes d'adieux...

Tandis que le train trouait la nuit claire et fraîche de ce début de printemps, j'essayais, tant bien que mal, de m'endormir sans avoir la tête trop pleine d'angoisses.
À part ce que j'avais appris par les journaux, la radio, la télé ou les copains qui l'avaient faite, je ne connaissais pas grand-chose sur l'Algérie. Bien sûr, comme tout le monde j'avais bouffé quelques dattes et quelques oranges de la Mitidja. J'avais bien aussi étudié à l'école la défaite de la smala d'Abdel-Kader contre le Duc d'Aumale et fredonné la chanson sur la célèbre casquette du père Bugeaud. Mais ce n'était pas suffisant pour faire de moi un érudit de l'Algérie.
Dans une matinée mouillée de brume, le train, bondé de militaires aux teints blafards, arriva à la gare de Toulon. À l'extérieur, sur la Place de l'Europe, les sacos, qui nous attendaient de pied ferme, rabattirent la horde de pompons rouges vers de gros camions bâchés. Le plein de matafs, à moitié endormis, effectué, ils nous conduisirent dans un centre de transit de la Marine Nationale. Durant 4 jours, on arpenta de long en large le bitume de la base, en essayant de tuer le temps du mieux que l'on pouvait.
Au cours de ce séjour transitoire, un soir nous fîmes une virée dans quelques bars à femmes de la rue d'Alger (comme par hasard), dans Chicago, le quartier chaud de Toulon. De la ville même, nous ne vîmes pas grand-chose...
Nous avions vraiment hâte de sortir de ce trou à rats où nous nous emmerdions à cent sous de l'heure.
Le 31, à 5 heures du matin, tout le monde fut jeté hors de sa paillasse. Après le petit-déjeuner, pris avec un lance-pierre, on s'entassa, comme des sardines, sur les bancs de bois inconfortables des camions militaires. Direction, le Port de Marseille.
En principe, nous devions embarquer à bord du Ville d'Alger à 10 heures, appareiller à midi et, si tout allait bien, accoster dans le port d'Alger, vingt-quatre heures plus tard.
Amarré tristement le long du quai, le paquebot, réquisitionné pour le transport des troupes, était déjà envahi dans tous ses moindres recoins par des milliers de soldats. Biffins, aviateurs, marins, légionnaires, bérets verts, paras, tous les régiments de France et de Navarre étaient au rendez-vous.
Même si c'était pour me retrouver en Algérie, je me sentis heureux dès l'instant où mon pied toucha la passerelle. Immédiatement mon instinct de marin se raviva. Ça faisait presque un an que je n'avais pas foulé le pont d'un navire et humé cette étrange odeur de bateau mêlée au parfum salé de la mer. Plus de douze mois que je n'avais pas caressé un vieux plat-bord du bout des doigts.
Au fil du temps, celui du Ville d'Alger était devenu lisse et patiné. Patiné par des milliers de mains désespérées. Des mains nerveuses qui avaient dû s'y agripper dans un cruel moment de révolte contre cette guerre concoctée par des hommes qui se connaissaient et faite par des hommes qui ne se connaissaient pas. L'absurde des guerres...

Dès que nous eûmes franchi les môles du port, la houle légère qui faisait danser doucement le navire, refit couler dans mes veines l'appel du grand large. Petit à petit, je retrouvais mes réflexes de marin. Debout, jambes écartées et solidement campées sur le pont avant, je me laissais fouetter tendrement le visage par un vent suave qui transportait tous les effluves mystérieux de l'Orient sur ses ailes. Pétillants de bonheur, mes yeux ne purent résister, une nouvelle fois, à la beauté de la Grande Bleue.
Je redescendis de mon nuage, lorsque je sus dans quelles conditions nous allions faire la traversée. Comment avais-je pu imaginer, un seul instant, que l'on voyagerait bien confortablement dans des cabines ? Les officiers, oui... La troupe, elle...
À fond de cale, dans une fétidité repoussante due aux relents des vomissures et de sueur, nous étions serrés et lités sur de vieilles chaises longues bancales déjà occupées, pour la plupart, par des troufions atones, aux mines jaunettes et trahies de fatigue. Malheureuses victimes du mal de mer.
À bord, tout était du même acabit, la bouffe y compris. Pour le midi, nous avions droit aux lentilles saucisse accompagnées d'un morceau de pain, d'un quart de gros rouge décapant et d'une pointe de camembert pour dessert. Le soir, c'était un autre menu... semelles de chaussures ou si vous préférez steak haricots.
Quant aux distractions, ce n'était pas "la croisière s'amuse". Parfois assis en tailleur sur le pont ou en y faisant les cent pas, on tuait le temps en parlant de futilités, tout en évitant les éclaboussures généreuses provenant de quelques estomacs fragiles.
Cette traversée était triste à mourir. Heureusement que j'avais toujours en moi cet instinct de ressource, datant de l'école de la marine. Très tard, dans le silence apprivoisé de la nuit, juste avant de descendre dormir dans une cale bondée de corps éreintés, j'allais à l'avant du navire et là, penché au-dessus du pavois, j'écoutais la plainte de l'étrave brisant l'immense miroir, où s'admirait avec coquetterie un ciel pailleté d'étoiles. La nuit était belle...

Après un court sommeil sur la chaise longue, pelotonné tout habillé sous une couverture, je me levais fourbu et courbaturé. Très vite, la fanfaronnade de l'homme fort reprenait le dessus. Pour ne pas me faire traiter de dégonflé, je faisais le mouton de Panurge en avalant, à jeun, une longue rasade de whisky en guise de rince cochon. Affreux... Infect.
Je quittais rapidement ce gourbi dégueulasse pour aller sur le pont humer l'air frais du matin. J'étais fou de ce moment idyllique où l'on pouvait respirer, à pleins poumons, l'oxygène revivifiant de la mer.


Tous les regards roulèrent vers la proue du navire. Émerveillé, j'apercevais pour la première fois Alger la blanche, Alger la secrète, jetée en vrac à flanc de colline, étendue de tout son long dans le lit du soleil.
Mêlé de joie et d'appréhension, mon cœur partit au galop.
Jusqu'à cet instant, et ce même si j'étais entouré de centaines de soldats, je n'avais jamais eu le sentiment d'aller à la "guerre". Le fait de naviguer en pleine mer m'avait fait oublier le présent et l'avenir pour quelques souvenirs.
Lorsque le navire accosta au môle de France, dans le bassin du vieux port, l'existence effective éclata au grand jour. Le choc fut assez brutal et, je n'étais pas le seul dans ce cas. Autour de moi, des visages renfermés exprimaient une sorte de détresse. Dans le silence, les images qui se frayaient un chemin jusqu'à la conscience faisaient disparaître, peu à peu, la couleur des regards, comme un ciel lentement envahi par la brume.
Je croyais rêver les yeux ouverts... Voir un mauvais film de guerre au cinéma... Même si le cessez-le-feu était en vigueur depuis la signature des accords d'Évian du 19 mars 1962, en bas, sur le quai, c'était l'état de siège. Ça fourmillait de half-tracks, de G.M.C., de nids de mitrailleuses lourdes juchées derrière des murets de sacs de sable et de sections entières de biffins en tenues de combat, casque lourd sur la tête et pistolet-mitrailleur à la hanche. C'était fou de voir tout ce branle-bas de combat pour assurer la sécurité des militaires. Des soldats qui, comme moi, mettaient les pieds en Algérie pour la première fois de leur vie ou qui, tout simplement, regagnaient, après quelques jours de permission bien méritée, leurs unités cantonnées dans des bleds perdus de la Kabylie ou des Aurès.
Où avais-je atterri! Allais-je devoir vivre en permanence dans ce climat qui me paraissait apocalyptique ? C'était incroyable comme d'un jour à l'autre la vie pouvait changer. Quarante-huit heures avant nous vivions quasiment dans l'insouciance, alors que maintenant nos poitrines étaient oppressées par de douloureuses angoisses.
De toutes les façons, veux, veux pas, il fallait y aller. Ce n'était pas le temps des regrets ni le temps d'appeler papa maman...
Entraîné par une véritable lame de fond humaine, je me retrouvais à terre. Sac et valise aux pieds, j'étais complètement déboussolé par ce bouleversement drastique qui venait de submerger ma vie. Mes yeux, qui criaient au secours, aperçurent, à travers cette cohue étourdissante, un Quartier-maître chef grimpé à l'arrière d'un camion, brandissant à bout de bras une pancarte de ralliement au sigle de l'U.M.A. Sous la protection des fusiliers marins de la Compagnie de garde, une bonne cinquantaine de marins étaient déjà rassemblés et prêts à monter dans les véhicules. Dix petites minutes suffirent pour rejoindre l'Amirauté qui se trouvait à 1,5 kilomètres, à l'extrémité Nord du port.